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J. Les « Amex » : avantages ou inconvénients ?
L'arrivée des Américains est perçue comme une curiosité et engendre une certaine sympathie. Le 308th Infantry (77th Division) arrive à Brûlon le 13 février 1919 en fin d'après-midi et la compagnie E est envoyée à Avessé où elle loge au château de Martigné et dans les fermes voisines. Les hommes nouent des contacts avec les habitants et participent à des veillées devant la cheminée, racontant leurs faits militaires et la vie aux États-Unis1.
Le jour de Noël 1918, le 105th Engineers Regiment organise une cérémonie avec la population locale2. Plus de 300 cadeaux et sacs de bonbons, figues, noix, oranges sont offerts aux enfants en présence de « Santa Claus ». L'une des petites filles présentes offre un bouquet de fleurs au colonel Pratt. Le docteur Chevalier, maire de Marolles, le remercie pour les attentions portées aux enfants du village. Ces pratiques cordiales reviennent souvent dans le journal du colonel Pratt qui souhaite que les Français aient une bonne image du soldat américain. Ainsi, ce même jour de Noël il revient à son bureau à 20h30 afin de régler une affaire de désordre public qui s'était déroulée à Mamers le 19 décembre et une affaire d'ivresse à Marolles. Puis quelques minutes plus tard il prend le thé avec madame et Mademoiselle Leroy.
On retrouve le même type d’information pour la 27th Division installée entre la fin novembre 1918 et la fin février 1919 dans une vaste zone à l’est de Mans et dont le centre est Montfort-le-Gesnois. On peut lire à propos de Noël 1918 : « De grandes préparations ont été faites dans tous les commandements pour les fêtes de Noël. Noël n'est pas célébré en France comme en Amérique et c'est avec beaucoup d'émerveillement que les enfants de tous les villages ont regardé les préparatifs de la fête. Dans la mesure du possible, un grand arbre de Noël a été érigé et solidement fixé dans la "Grande Place" du village ou de la ville. La veille de Noël, ces arbres ont été décorés et équipés de bougies. Des officiers et des hommes ont contribué généreusement aux achats de Noël et cela a permis à divers comités d’acheter au Mans de grandes quantités de jouets bon marché pour les remettre aux enfants. Au cours des divertissements, des soldats se sont merveilleusement déguisés en Père Noël et ont distribué les cadeaux aux enfants enthousiastes et reconnaissants »3.
1 The history of company E 308 Infantry, The Knickerbocker press, New York, 1919, p. 96
2 Colonel Joseph Hyde Pratt, Diary of Colonel Joseph Hyde Pratt, Commanding 105th Engineers, AEF, Edwards and Broughton Company, Raleigh, 1926, p. 255-256
Mais les troupes américaines attirent aussi des populations peu recommandables dans les communes. Le Préfet de la Sarthe, dans une note du 13 septembre 1918 au commissaire spécial, rapporte : « Dans le même ordre d'idées, je vous invite également à établir une surveillance, de concert avec la Gendarmerie locale, des éléments douteux qui approchent ou tentent d'approcher les diverses formations américaines récemment installées dans le Département de la Sarthe, et notamment dans les communes suivantes : Écommoy, St-Ouen-en-Belin, La Suze, St-Pavace, St-Gervais-en-Belin, Laigné-en-Belin, Téloché, Moncé-en-Belin, La Bazoge, La Guierche, Souillé, La Milesse et Château-du-Loir. Je vous signale enfin que les communes suivantes dans lesquelles des formations américaines vont être installées incessamment : Chemiré-le-Gaudin, Etival-lez-Le Mans, Allonnes, Brains, Coulans, Aigné, Lavardin, Domfront, Conlie, Montbizot, Joué l'Abbé, Neuville-sur-Sarthe et Sargé ».
La présence de soldats américains dans les communes n'est pas sans provoquer quelques plaintes. Ainsi Madame Parmé de l'hôtel du Lion d'Or à Changé se plaint à la fin de l'année 1918 de « l'envahissement de nos cafés par les troupes américaines », et d'ajouter qu' « il se trouve parmi ces soldats qui ne reculent pas devant la violence pour prendre la maîtrise de nos maisons voyant que nous sommes des femmes seules ». La consommation d’alcool par les soldats est également l’occasion de faire du trafic et de vendre à des prix intéressants la goutte locale. Le journal Ouest-Éclair du 4 octobre 1919 rapporte qu’à Fillé une maison où logeaient des soldats américains s’est vue délesté de plusieurs bouteille d’eau-de-vie. Ces vols se sont aussi produits dans d’autres communes du département1. Il faut aussi signaler que certains commerçants sarthois vendaient à prix d’or des produits aux Américains et que ceux-ci n’appréciaient pas trop de se faire rouler dans la farine. Cependant certains témoignages rapportent une cohabitation plus conviviale : « ils [les Américains] n'ont laissé chez les commerçants et les habitants qui eurent à les loger, qu'un excellent souvenir » (courrier de M. Clément de Sablé au Préfet de la Sarthe, 24 mai 1919).
A Marolles, les gamins du village jouent avec les camions américains en faisant le pitre sur le plateau arrière alors que l'engin circule. Rattrapés par les sentinelles, ils sont ramenés à la gendarmerie pour une sévère réprimande. L'événement est suffisamment grave pour que le maire de la commune vienne voir les autorités américaines.2
Dans des papiers trouvés dans une maison à Noyen, l’occupant des lieux où se trouvaient des soldats américains commente la présence des troupes : "Depuis le 13 novembre 1918 la maison et les communs ont été occupés par les américains jusqu’au 19 décembre. Le 27 janvier 1919, les Américains ont quitté la maison, laissant celle-ci dans un désordre très grand. Pourvu qu’on n’en envoie pas d’autres. Il y a beaucoup de dégâts dans la cuisine. Le 20 février 1919, une nouvelle invasion américaine. Il y a un bataillon. La maison est donc passé à l’état de caserne. Il y a 8 officiers et leurs ordonnances. Le 7 mars 1919 des officiers sont logés en nombre, et les sous-officiers sont logés en grand nombre dans les communs"3. Ce témoignage vient apporter une nuance à d’autres propos ou clichés.
1 Merci à Y.T. pour ses informations.
2 Colonel Joseph Hyde Pratt, Diary of Colonel Joseph Hyde Pratt, Commanding 105th Engineers, AEF, Edwards and Broughton Company, Raleigh, 1926, p. 268
3 Merci à Y.T. pour ses informations.
En 1919, le départ annoncé des troupes américaines déclenche des réactions chez les élus. Ainsi en mai 1919, monsieur Clément de Sablé écrit : « C'est au nom de tous les conseillers municipaux des cantons de Sablé, La Suze, Brûlon, que je suis à venir protester de la façon la plus énergique contre un arrêté qui, s'il n'est encore en vigueur n'en reste cependant pas moins réel. L’expulsion fin juin de tous les Américains cantonnés dans le département de la Sarthe ».
Cette très importante présence américaine en Sarthe à la fin de la Première Guerre Mondiale, et surtout l'impact qu'elle a laissé dans la mémoire collective locale, permet d'appréhender un peu autrement la Libération de la Sarthe en août 1944. Il est évident que l’accueil réservé aux G.I.s est dû à la joie de la Libération, mais il est évident aussi que le souvenir des années 1918-1919, somme toute assez proches de 1944, a impacté cet accueil.
Pour les Américains, le passage en France a permis de renforcer le sentiment d’appartenance à une nation. On lit dans certains journaux de soldats ou de régiments des lignes qui laissent transparaître un changement. N’oublions pas que les États-Unis sont une nation jeune composée de migrants plus ou moins récents. Lorsque les navires quittent les États-Unis pour l’Europe, certains s’approchent des côtes irlandaises ; à ce moment des soldats sur le pont se décoiffent pour saluer la terre de leurs parents, ou parfois même la leur. Le retour en Amérique sera l’occasion de renforcer le sentiment d’appartenance à la nation américaine. Lorsque les divisions reviennent, un grand défilé est organisé et les soldats paradent devant la population. C’est sans doute à ce moment que le ciment a pris.
On ne pourrait terminer cet article sans évoquer les mariages franco-américains. La présence de tant de jeunes soldats inoccupés dans les villes ou villages, souvent logés chez l’habitant, a favorisé le rapprochement entre les individus1.
A Cérans-Foulletourte, trois jeunes filles de la commune ont épousé des soldats américains.
En 1919, La famille Montéard héberge deux soldats américains. Galants, ils pompaient l'eau pour les jeunes filles. Germaine Montéard travaille comme couturière dans la rue de Cérans. Elle épouse Archibald Nixon le 23 février 1920. Archibald est né dans l'Ohio, à Malta, comté de Morgan. Le couple partira aux États-Unis et aura d'abord 2 enfants. Roger nait à Battle Croch en 1921, Raymond à Mansfield en 1924 ; tous deux sont décédés aujourd'hui. Le couple effectue un retour à Cérans-Foulletourte de 1926 à jusqu'en 1929. La famille loge, rue de Cérans, chez monsieur Albert Bigot menuisier, beau-frère de Germaine. Archibald Nixon est aussi venu en France mais il éprouve des difficultés à exercer son métier d'ingénieur. La famille retourne aux États-Unis. Le couple aura deux autres enfants : Joseph et Annette.
Pour l'anecdote, Roger, l’aîné des enfants, apprendra en premier le français, puis se sentant français, il s'engagera, lors de la dernière guerre mondiale pour défendre l'Europe mais sera envoyé combattre dans le Pacifique.
Deux autres jeunes filles de Cérans-Foulletourte épouseront des Américains. Georgette Prodhomme se marie le 21 juin 1919 à Spay avec Daniel William Good, soldat de la military police et résidant à Spay. Daniel est originaire de l'Ohio. Marcelle Legay se marie le 7 juillet 1919 au Mans avec Henry Krog.
En 2014 est décédée au Texas Jeanne Marcelle Henry, née à Écommoy le 28 juin 1919 de John Hendrick Roberts et de Marcelle Naomi Desmoulière.
En 1919, Blanche Bellenfant, née à Mansigné, épouse au Mans le soldat Charles Pearson.
1 Voir Laetitia Pichard, La présence américaine dans le Centre-Ouest de la France, Presses universitaires de Rennes, 2024, chapitre III
L’ensemble de ces articles permet d’avoir un autre point de vue sur l’accueil des Américains en Sarthe en 1944. Certes les Sarthois étaient contents de voir l’arrivée des troupes américaines annonciatrices de la fin de l’occupation allemande, mais on ne peut s’empêcher d’y voir aussi pour certains habitants le rappel d’un souvenir d’une présence américaine pas si ancienne que cela puisqu’une seule génération sépare les deux événements.