E. Les conditions de vie
La durée de passage dans ces camps de transit dépend également des conditions sanitaires des soldats. Ainsi le 113th Field Artillery quitte Evron (Mayenne) le 5 février 1919 pour se rendre au Forwarding Camp1 au Mans. Mais le régiment est confronté aux maladies et huit hommes vont mourir de la grippe alors que des dizaines d'autres en sont affectées. Le régiment est mis en quarantaine en attendant des jours meilleurs2. Le 113th F.A. restera ainsi un mois au Mans en attendant de pouvoir rejoindre les ports d'embarquement. Cette attente dans un camp où « la boue vaseuse, collante et gluante » a accompagné les soldats pendant tout un mois, faisait dire qu'ils avaient vécu là le mois le plus déprimant de leur carrière militaire3. Le 113th F.A. quittera Le Mans début mars 1919 deux mois après être parti du nord-est de la France ; il rejoint Saint-Nazaire pour s'embarquer sur le Santa Teresa et arriver à Newport News (Virginie) le 18 mars 1919.
1Le Forwarding Camp se situe à l'emplacement de l'actuel aéroport du Mans.
2History of the 113th Field Artilley 30th Division, The History Committe of 113th F. A., Raleigh, N.-C., 1920, p. 133
3History of the 113th Field Artilley 30th Division, The History Committe of 113th F. A., Raleigh, N.-C., 1920, p. 136
Ce mois de février 1919 a fortement marqué les soldats américains comme le rapportent d'autres témoignages. Ainsi le 117th Infantry de la 30th Division se plaint en ce « rude mois de février », du manque de carburant, du froid, de la pluie et de l'épidémie de grippe1. Le 3 février 1919, le soldat Amyx S. Riley meurt près du Mans de la grippe2.
On peut avoir une vue de ces jours passés en Sarthe au travers des journaux de soldats. C'est le cas de Charles G. Sellers3 du 113th Field Artillery qui tient un petit journal entre janvier 1918 et mars 1919. Il a embarqué le 7 mai 1918, est arrivé en France le 18 du même mois. Après quelques semaines de formation en Bretagne, son régiment monte vers le front dans la région de Toul. Après l'armistice, le 113th F.A. fait partie de l'armée d'occupation et se dirige vers le Luxembourg. Au début de l'année 1919, le régiment revient sur Toul avant de recevoir l'ordre de se replier sur Le Mans qu'il atteint le 23 janvier au matin avant de poursuivre sur Sillé-le-Guillaume et Evron (Mayenne) ; de là les hommes se rendent à Mézangers (Mayenne). Bien que le cantonnement soit assez médiocre, Charles G. Sellers dit de ce premier jour en Mayenne qu'il était un « des meilleurs jours qu'il ait vu ». Son journal se concentre surtout sur les conditions météorologiques du moment (froid, neige et pluie) ainsi que sur les activités quotidiennes (prières, promenades et courrier). Le 30 janvier, l'inspection et revue du Général Pershing à Evron vient rompre la monotonie de l'attente. Début février, il passe un week-end à Paris où il assiste aux « Zig-zag follies », célèbre revue anglaise présentée aux Folies Bergères, puis visite Versailles et fait les boutiques. Au retour, il s'arrête au Mans pour y passer la nuit après avoir fait un tour en ville et être allé au cinéma. C'est là qu'il retrouve son régiment qui est arrivé au Forwarding Camp. Le logement se fait sous tente et notre soldat se plaint du manque de carburant. Les hommes passent une bonne partie du temps dans les tentes et au lit sous les couvertures, essayant de se maintenir dans une relative chaleur, et une autre partie du temps à l'épouillage. Il faut également conduire plusieurs fois à l'hôpital les hommes touchés par la grippe qu'il nomme « Flu » pour « influenza ». D'ailleurs, le 9 février il est mis en quarantaine. Et les jours qui suivent voient se poursuivre l'incessant ballet des hommes qui partent vers l'hôpital. Notre homme est aussi amené à transporter des rails et des traverses, pour la gare de triage, en se plaignant du froid. En fait, il attend avec impatience son départ vers le port d'embarquement ; cette attente étant d'autant plus difficile à supporter que les hommes n'ont à rien à faire sinon subir des inspections qui leurs donnent l'espoir qu'ils quitteront prochainement la France. Les rumeurs circulent quotidiennement dans le camp sur le futur départ. Puis le 23 février, l'information tombe : la division va commencer son déplacement le mercredi ; puis on parle du lundi suivant. Et c'est le mardi 4 mars que Charles G. Sellers quitte Le Mans pour Saint-Nazaire ; il débarque aux États-Unis le 19 mars 1919.
1Knox County in the World War, 1917-1918-1919, Knoxville Lithographing Company, 1919, p.107
2Knox County in the World War, 1917-1918-1919, Knoxville Lithographing Company, 1919, p. 54
3nature.berkeley.edu/~c-merchant/Sellers/wardiary.pdf
4Katherine Mayo, The damn Y, Houghton Mifflin Co, Boston et New-York, 1920
Ces conditions de vie difficiles sont bien décrites dans l'ouvrage de Katherine Mayo1 publié en 1920. Les trains de nuit arrivent avec leurs flots de soldats qui emplissent une gare trop exiguë, des hommes qui doivent rejoindre dans le froid des camps à la périphérie de la ville. Elle décrit le Forwarding Camp comme étant « une mer de boue épaisse et profonde ». Quant au Classification Camp, les hommes le nomment « Madhouse » ; en novembre ils mangent leur repas debout dans la boue jusqu'aux chevilles2. Elle ajoute que dans les camps isolés dans la campagne, les soldats ne pouvant plus supporter les autres errent sur les routes. En ville, Central Hut est d'une saleté répugnante.
Au Forwarding Camp, les soldats suivent le rite de la préparation au départ. Par exemple le 105th Regiment of Engineers arrive au camp par vagues successives de bataillons. Le premier lieu où se rendent les soldats est la zone d'épouillage. Ensuite seulement ils peuvent intégrer les baraquements. Puis vient le temps des inspections et de la remise en état du régiment. Une autre partie du temps consiste à de petits travaux dans le camp mais aussi des remises de décorations régimentaires. Une dizaine de jours plus tard, certaines compagnies migrent vers Spur Camp d'où elles embarquement vers Saint-Nazaire.
1Katherine Mayo, The damn Y, Houghton Mifflin Co, Boston et New-York, 1920
2Summary of service YMCA in the Embarkation Center, From december 1918 to july 1919, The Arcady press and mail advertising Co, Portland, 1920, p. 40
Pour avoir une idée de l'installation dans la campagne sarthoise, on peut s'appuyer sur la description faite dans la publication de la 307th Ambulance Company1. Elle arrive à Sablé par le train en février 1919 puis se dirige vers le château de la Verdière à Solesmes. Là, les soldats reçoivent de la paille pour les sacs de couchage, le matériel nécessaire pour installer un terrain de base-ball et, « le meilleur de tout », des douches. Très rapidement arrive une laverie ce qui est suffisamment important pour que le rédacteur se réjouisse à l'avance de la disparition des poux avec de telles conditions d'hygiène. Les jours qui suivent sont occupés par des exercices, du sport et la préparation pour la revue du général Pershing le 24 février 1919. Ces revues semblent être attendues avec impatience par les soldats ; en effet la 307th Ambulance Company n'est pas conviée à la dite revue mais reçoit à huit heures l'ordre de s'y rendre. Les soldats se préparent à la hâte, passent à Solesmes, traversent le pont afin de rejoindre Sablé non s'en s'être égarés car la multitude de régiments qui se rendent à la cérémonie provoque un certain désordre. Mais ils n'arrivent pas à trouver le lieu de la revue et reviennent à leur campement de Solesmes où ils apprennent que l'événement se déroulait à moins d'un kilomètre de leur base ! Il faut bien comprendre que pour les soldats, la revue par le général Pershing est le signe d'un très proche retour au pays. Les revues et inspections des troupes se poursuivent afin d'occuper les soldats, le narrateur évoquant dans son texte que c'était là le passe-temps favori des officiers. Le 14 avril, la compagnie peut enfin quitter Solesmes afin de rejoindre Brest d'où on embarque pour les États-Unis.
1Collectif, 307 at home and in France, The Country Life Press, New-York, 1919, p. 167
A Champagné au Belgian Camp, on réutilise l'ancienne cantine belge. Mais elle est trop petite et mal éclairée ; les hommes attendent dehors et sous le grésil1. Il faut attendre le printemps pour que le camp s'améliore avec l’adjonction de nouvelles baraques.
Ce mois de février difficile est vécu différemment selon l'endroit où on se situe. Une partie du 306th F.A. de la 77th Division arrive à Noyen après deux jours et demi d'un voyage inconfortable en train dans le froid. Là les soldats trouveront un certain réconfort auprès de la population locale qui prépare un bon dîner pour les hommes affamés et qui va même jusqu'à accueillir des soldats dans ses murs2. Ils quitteront le village le 17 avril 1919 en prenant le train à la gare de Noyen pour se rendre à Brest.
1Summary of service YMCA in the Embarkation Center, From december 1918 to july 1919, The Arcady press and mail advertising Co, Portland, 1920, p. 33
2History of the 306th Field Artillery, The Knickerbocker press, New York, 1920, p. 111
Pour d’autres régiments les souvenirs sont moins bons. La batterie D du 304th Field Artillery s’installe dans la région de La Suze le 11 février 1919 après un voyage éprouvant à cause des conditions de transport et de l’épidémie de grippe espagnole1. Les soldats sont accueillis par le YMCA qui offre une tasse de café et quelques biscuits. Puis ensuite ils poursuivent à pied pendant environ quatre kilomètres pour être logés au château de la Bussonnière à Fercé. Ils occupent les greniers alors que vaches, cochons, ânes sont au rez-de-chaussée. Le rédacteur de l’ouvrage écrit qu’ils passeront ici six semaines inintéressantes, ternes et ennuyeuses. La principale activité tourne autour de la préparation des revues, de l’entretien du matériel et d’informations sur le retour à la vie civile. L’après-midi est consacré aux activités sportives à condition que la météo soit favorable, ce qui est très rare selon le rédacteur. Ensuite ils rejoignent la structure du YMCA au village où certains soldats montent sur scène pour amuser les autres.
Le 17 mars 1919, jour de la Saint Patrick, les soldats se retrouvent autour du château dans leurs plus habits militaires pour un séance avec un photographe de La Suze. Puis le 21, ils se dirigent vers le « Holding Camp » à La Suze se préparant à quitter la France début avril. Mais l’annonce du report de départ possible fin avril démoralise les soldats qui passent une partie de leur temps à boire, à tel point que la Police Militaire américaine doit intervenir et mettre en cellule quelques individus trop éméchés. Cependant, le départ vers Brest s’effectuera le 17 avril.
1Glaas (J.), Miller (Henry L.), O’Brien (Osmund), The story of battery D 304th Field Artillery, september 1917 to may 1919, 1919, p. 90
Pour d’autres encore, les quelques jours vécus en Sarthe se déroulent relativement bien. Le 130th Field Artillery loge à Bonnétable1. Les soldats disent des habitants qu’ils sont « radieux et hospitaliers ». Certains occupent un cabanon chez le vieil homme Ledru qui leurs parle pendant des heures autour de bouteilles de cidre. Ils vont également au café Bellevue tenu par Mme Fort et parlent avec M. Fort qui connaît un peu l’anglais. On y mange parfois du poulet accompagné de pommes de terre frites. On danse également.
On le voit dans les témoignages des soldats mais aussi dans le rapport du YMCA, les infrastructures dans ces camps sont très importantes pour le moral des soldats. C'est ce qui fait le lien avec le pays en y recréant un univers américain.
Le YMCA nous dit qu'il construisait trois sortes de baraquement : le type A (9 m. X 43 m.), le type B (27 m. X 50 m.) et le type C (9 m. X 30 m.). Il installe aussi des tentes de taille imposante (6 m. X 18 m. et 25 m. X 50 m.).
Les équipements pour les soldats sont essentiels : « De telles vies malheureuses ne convenaient guère aux Américains. Souvent, les hommes devaient marcher un mile ou plus pour rejoindre la cantine la plus proche [...]. Après notre long séjour dans la région, nous avons laissé des cantines et de bâtiments d'amusement complètement équipés pour les divisions suivantes. L'endroit le plus proche pour la lumière et la chaleur, de la boue et du froid, était habituellement le café français, et ce n'était disponible que lorsque les hommes avaient de l'argent.2 »
1MacLean (W. P.), My story of the 130th F.A., A.E.F., Topeka, Kans., Printed by the Boy's chronicle at the Boy's Industrial School, 1920, p. 145-146
2Lee J. Levinger, A jewish chaplain in France, The MacMillan Company, New-York, 1921, p. 60
A suivre : 4ème partie
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